En tant qu’avocat fiscaliste, je suis de plus en plus souvent consulté par des clients qui détiennent des actifs numériques, tels que des cryptomonnaies, des comptes d’échange, des portefeuilles virtuels, ou même des revenus de plateformes comme YouTube ou OnlyFans. Or, peu de ces clients ont prévu ce qu’il adviendra de ces actifs à leur décès.
Le concept de succession numérique n’est plus une notion marginale. Il est devenu un enjeu concret et souvent critique. Cet article vise à démystifier ce qu’est la succession numérique, à expliquer pourquoi elle est si importante — particulièrement dans le cas des cryptomonnaies —, et à proposer quelques pistes concrètes de planification.
1. Qu’est-ce qu’une succession numérique?
La succession numérique concerne l’ensemble des actifs, comptes, droits d’accès et contenus numériques qu’une personne laisse derrière elle à son décès. Cela inclut notamment :
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Les courriels et comptes de messagerie;
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Les profils de médias sociaux (Facebook, Instagram, LinkedIn);
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Les comptes bancaires en ligne;
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Les sites de stockage infonuagique (Google Drive, Dropbox, iCloud);
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Les abonnements (Netflix, Spotify, Amazon);
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Les portefeuilles de cryptomonnaies (Bitcoin, Ethereum, etc.);
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Les revenus de plateformes numériques (YouTube, Patreon, OnlyFans);
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Les identifiants pour l’authentification à deux facteurs.
Un actif numérique peut avoir une valeur affective, informationnelle, ou financière. Et c’est souvent cette dernière catégorie — les cryptomonnaies — qui soulève les plus grands défis juridiques et fiscaux.
2. Les cryptomonnaies : une succession à haut risque
Contrairement à un compte bancaire traditionnel ou à une action en bourse, une cryptomonnaie n’est généralement pas détenue au nom d’une personne auprès d’une institution identifiable. La majorité des portefeuilles sont autogérés (non-custodial), et protégés par une clé privée ou une phrase de récupération connue seulement du détenteur.
Si cette clé est perdue, ou si personne n’en hérite avec les instructions adéquates, les actifs sont alors irrémédiablement perdus. À l’échelle mondiale, on estime que des milliards de dollars en cryptomonnaies sont aujourd’hui inaccessibles à cause de décès non planifiés.
Ainsi, il est impératif de planifier de manière sécuritaire, légale et claire la transmission de ces actifs.
3. Problèmes juridiques et fiscaux en cas d’absence de planification
En l’absence de planification successorale numérique, plusieurs problèmes surgissent :
a) Accès impossible
Les héritiers ne pourront tout simplement pas localiser ni accéder aux portefeuilles, surtout si aucune documentation claire n’existe. Même les plateformes d’échange peuvent refuser l’accès sans ordonnance judiciaire.
b) Pertes fiscales
Au décès, la Loi de l’impôt sur le revenu présume la disposition des biens à leur juste valeur marchande. Si le portefeuille est inaccessible, la succession paiera un impôt sur un gain présumé, sans jamais récupérer les fonds. Cela peut créer une situation de déficit de liquidité au sein de la succession.
c) Litiges entre héritiers
L’absence d’instructions claires peut engendrer des conflits familiaux ou des poursuites contre le liquidateur, surtout si la valeur des cryptos est importante et que certains héritiers croient que des actifs ont été omis ou mal gérés.
4. Comment bien planifier sa succession numérique?
Voici les étapes clés à considérer pour structurer une succession numérique adéquate.
a) Faire l’inventaire des actifs numériques
Dressez une liste complète de vos actifs numériques : portefeuilles (chauds ou froids), comptes d’échange, clés privées, logiciels de gestion de mots de passe, etc. Incluez les informations suivantes :
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Nom du service ou de la plateforme;
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Adresse de portefeuille;
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Instructions pour y accéder (sans inclure directement les clés privées dans le testament!).
b) Prévoir un protocole d’accès sécurisé
Il est fortement déconseillé d’insérer les clés privées ou phrases de récupération directement dans le testament, car celui-ci devient public après l’homologation. Une meilleure approche consiste à :
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Utiliser un gestionnaire de mots de passe sécurisé;
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Créer un document codé ou chiffré stocké dans un coffre numérique ou physique;
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Nommer une ou deux personnes de confiance pour transmettre l’accès après le décès;
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Ou encore, opter pour un service spécialisé dans la succession de cryptomonnaies (ex. : Casa, Safe Haven, etc.).
c) Nommer un liquidateur technophile ou bien accompagné
Le liquidateur de la succession doit être en mesure de comprendre les enjeux technologiques liés aux cryptos. Sinon, il est souhaitable qu’il ait la liberté de déléguer cette tâche à un expert ou d’être assisté par un avocat ou un fiscaliste spécialisé.
d) Prévoir les conséquences fiscales
Les gains en capital réalisés sur les cryptomonnaies au moment du décès peuvent être significatifs. Il est important :
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D’anticiper les liquidités nécessaires pour payer l’impôt;
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De prévoir des mécanismes de gel successoral ou de roulement fiscal si permis;
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D’informer le liquidateur de ses obligations en matière de déclaration de revenus et de disposition présumée.
5. Exemple de clause successorale
Un testament bien rédigé peut inclure une clause de ce type :
« Je déclare posséder certains actifs numériques, incluant sans s’y limiter des cryptomonnaies, des comptes d’échange, et des portefeuilles virtuels. Je demande à mon liquidateur de prendre toutes les mesures raisonnables pour recenser et gérer ces actifs, et je l’autorise à recourir aux services d’un professionnel au besoin. Un protocole d’accès est conservé en lieu sûr, dont les modalités sont communiquées à mon liquidateur désigné. »
Une telle clause protège le liquidateur et encadre son rôle sans exposer d’informations sensibles.
6. En conclusion : un devoir de prévoyance
L’ère numérique transforme notre rapport aux biens, à la propriété et à la transmission. La planification successorale ne peut plus se limiter aux maisons, comptes bancaires et REER. Aujourd’hui, nos identifiants valent parfois plus que nos objets matériels.
Prendre le temps de réfléchir à sa succession numérique, notamment en matière de cryptomonnaies, c’est offrir à ses proches une transition paisible, éviter des pertes irréversibles et respecter ses volontés.
Comme avocat fiscaliste, je vous invite à consulter un professionnel pour structurer un plan de succession qui tienne compte de ces enjeux nouveaux — tout en assurant une conformité légale et fiscale.